Pour son 60ème anniversaire, les Journées de Soleure consacrent leur programme spécial à l’Arc jurassien, une région qui n’a cessé d’inspirer le cinéma par ses paysages dramatiques et sa force artistique. Le texte «L’œil sans paupière» de notre auteure invitée Elisa Shua Dusapin ouvre une fenêtre sur le cœur de cette région.
L’œil sans paupière
La porte du hangar à bateaux était restée ouverte. Etendue sur la rive, Aurore regardait le mince filet de sang qui s’écoulait, goutte à goutte, de son poignet jusque dans l’étang. Le soleil se lèverait bientôt. A quelques mètres, la silhouette du Zodiac se découpait, tranquille, les cannes à pêche tendues comme les membres d’une mante aux aguets. Elle s’appuya sur un coude, embrassa des yeux le rivage opposé. Dans la pénombre, les dernières maisons du village de Bonfol se laissaient deviner. Il n’était pas six heures mais sous l’effet de la chaleur, les odeurs montaient déjà, mélange poisseux d’essence et d’organismes en décomposition. Tout était calme.
Son père ne refaisait pas surface.
Dans un crissement de gravier, Aurore ajusta sa position. «Quand on saigne, on ne plonge pas, avait dit son père. Le sang attire les poissons. Surtout celui des enfants. Ils les dévorent vivants.» Elle avait passé l’âge de le croire, mais n’avait pas insisté lorsqu’il l’avait ramenée sur le quai en la chargeant de veiller alentour. Le crochet était coupant. Justement. N’étais-ce pas dans un geste délibéré qu’elle s’y était frottée, comme pour vérifier s’il y avait bien du sang dans son corps, un fluide encore capable de l’oxygéner? Elle se le demandait, maintenant qu’elle attendait, raidie, le bras plongé dans l’eau pour atténuer l’élancement.
De sa main valide, elle vérifia l’heure sur son téléphone. Cette porte restée ouverte la préoccupait. Le ciel s’éclaircissait. Il allait falloir retourner au hangar pour la fermer. Désormais, la stricte interdiction de pêcher s’appliquait à l’ensemble du pays. Même au Jura, toute embarcation était devenue suspecte. Que diable fabriquait son père? Il n’avait qu’un masque et un tuba. Le piège à crustacés qu’il avait posé la veille n’était pas profond, il avait marqué l’emplacement, ce n’était pas normal qu’il tarde autant. Aurore plissa les yeux. Nulle oscillation de l’eau vers le bateau. L’insecte patibulaire semblait dormir.
Soudain, dans un clapotis, quelque chose apparut à la surface, s’agita un instant, replongea. Aurore se redressa. Entre temps, la forme était revenue, et flottait, inerte. La pensée traversa Aurore que c’était son père, et que c’était sa faute, elle aurait dû l’écouter, se tenir loin de la rive, on avait senti le sang, et son père était sous l’eau, c’est lui qu’on avait dépecé. S’efforçant de se raisonner, elle attendit, pétrifiée, sans quitter des yeux ce qui tranquillement, flotta dans sa direction jusqu’à se cogner contre le rivage.
C’était un gros poisson. Une espèce de brochet qu’elle ne reconnaissait pas. Des points blancs le couvraient. Il se débattait, ballotté entre les pierres. La queue s’effilochait, blanchâtre et chevaline. A l’aide d’une branche morte, Aurore le retourna. Elle réprima un cri. Il n’avait plus qu’un œil. Un œil globuleux, à moitié sorti de son orbite au bout d’un nerf entremêlé dans les algues. Sa lèvre était déchirée à l’endroit où visiblement, le crochet l’avait happé.
Aurore s’agenouilla. Le poisson tenta de lever vers elle son œil meurtri:
- Petite fille…
- Tu parles ! s’exclama-t-elle.
- Je n’ai pas de mains pour me libérer…
- Je sais, dit-elle, désemparée. On ne voulait pas te faire du mal… Mais on a tellement faim… Il fait si chaud…
Le poisson l’interrompit:
- Je t’en prie, laisse-moi seulement finir…
- Finir quoi?
- Laisse-moi enfouir mes yeux dans le sable avant de mourir, comme tous mes frères au fond des lacs, des océans, des mers, des étangs.
Tout en parlant, le poisson s’agitait contre les pierres. Les vaguelettes donnaient au pantalon d’Aurore la couleur du limon. Elle approcha son visage jusqu’à distinguer son propre reflet sur les écailles, son reflet déformé par la lymphe qu’elle voyait suinter, visqueuse, de toutes les plaies.
- Mais pourquoi vous mutiler ainsi?
Il continua, plus faible:
- Les montagnes s’assèchent, les eaux s’évaporent, nous disparaissons mais nous avons des yeux. Des yeux sans paupières qui ne peuvent se fermer, des yeux qui voient tout.
Il donna un ultime coup de tête, et l’œil se détacha. Une vaguelette le déposa aux pieds d’Aurore.
- Qu’est-ce que je peux faire? balbutia-t-elle en touchant le poisson du bout du doigt.
Elle voulait le protéger des remous. Il ne bougeait plus. Elle le maintint au creux de ses mains, puis ne sachant que faire, le relâcha. Le petit cadavre s’enfonça dans la vase.
- Aurore!
Elle releva les yeux et dû les fermer, prise de vertige. Ses doigts avaient blanchi. Elle ne les sentait plus. Son père l’appela encore. Elle entrouvrit les paupières. Il faisait cap sur elle dans le Zodiac. D’un geste du bras, il montra le hangar. Elle répondit par un hochement de la tête. Le soleil avait jailli sur l’étang, explosant de lumière. Aurore se mit debout. La main en visière, elle fit quelques pas dans l’eau. A mesure qu’elle avançait, le gravier s’affinait, devenait plus doux. Bientôt, ce ne fut plus que du sable, de la poussière.
- Elisa Shua Dusapin