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Hommage à Alvaro Bizzarri

Auteur

Morena La Barba

Date

23 décembre 2024

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Hommage-Alvaro-Bizzarri

Le cinéaste et «réalisateur ouvrier» Alvaro Bizzarri est décédé le 5 décembre à l'âge de 90 ans. Dans les années 1970, il a documenté la situation des migrant.e.s et de la main d’oeuvre saisonnière en Suisse. Né en 1934 en Toscane, il est arrivé à Bienne en 1955. Il a travaillé comme soudeur dans une usine et s'est intéressé de plus en plus au cinéma grâce à sa fréquentation de la Colonia Libera Italiana à Bienne et des ciné-clubs locaux. Comme il ne pouvait pas fréquenter une école de cinéma, il quitta l'usine et devint employé dans un magasin de photographie, où il apprit les rudiments du métier et tourna ses premiers films Super 8. C'est ainsi qu'il a commencé à donner une voix aux travailleurs saisonniers qui vivaient séparés de leur famille et à témoigner de leurs dures conditions de vie. Découvert presque par hasard par Gian Maria Volonté, puis par les cinéastes suisses qui ont collecter des fonds lors des Journées de Soleure au début des années 1970 pour réaliser une copie de «Lo Stagionale» et des sous-titres allemands afin de le diffuser en Suisse alémanique et en Allemagne.

«Je n'avais pas de technique, seulement le désir de documenter et d'éveiller les consciences», se souvient Alvaro Bizzarri. Et c'est exactement ce qu'il a fait tout au long de sa vie.

La chercheuse Morena La Barba, qui a travaillé en étroite collaboration avec Alvaro Bizzarri pendant 26 ans et qui connaît bien ses immenses archives, a rédigé l'article invité très personnel ci-dessous en hommage à ce dernier. Les 60es Journées de Soleure rappelleront l'immense œuvre de Bizzarri avec une projection de «Lo stagionale» en présence de sa famille et de Morena La Barba. Nous les remercions tous chaleureusement pour leur contribution à moment de recueillement.

Alvaro Bizzarri. L’œuvre universelle d’un réalisateur hors du commun.

Cher Alvaro,

C’est une évidence pour moi que de t’écrire une lettre. Après tout, toi-même tu en as tellement rédigé au fil des décennies. Des pages denses, pour demander que l’on soutienne tes œuvres et que l’on reconnaisse ton travail, pour raconter ton histoire et celle des protagonistes de tes récits.

«Je perds la mémoire – m’as-tu déclaré au téléphone une semaine avant de t’en aller à tout jamais – je ne me souviens que des choses lointaines, du vélo de mon enfance, ça j’en ai un souvenir très précis.»

Tu étais un enfant heureux. Tu m’as décrit la beauté de ton école à Campo Tizzoro, en Toscane. Tu m’as montré ce balcon où la nuit, au lieu de dormir, à l’insu de ta mère, tu te cachais pour écouter les histoires des résistants attablés au bar en face de la maison de ton enfance.

«Les exploits des résistants» ne sont pas la seule trace laissée par la guerre dans ta mémoire. Il y a aussi eu cette bombe qui s’était écrasée sur ta maison, tuant un voisin et blessant grièvement ton frère. «Sous tes yeux», écriras-tu sur les papiers que j’ai retrouvés à ton bureau. Récemment, tu avais commencé à écrire «le jour le plus triste de ta vie», parce que filmer était devenu de plus en plus fatigant et compliqué.

Et puis, l’histoire d’Enrico Pieri, ton camarade de lutte à la Colonie Libre italienne de Bienne. Lors du massacre nazi-fasciste de Sant’Anna di Stazzema, on l’a retrouvé vivant, enseveli sous les corps des membres de sa famille, alors qu’il n’était qu’un enfant. Il a été le protagoniste de ton dernier documentaire Sant’Anna. Per non dimenticare (2008). Tu as relaté tout le déroulement grâce à la découverte de documents enfouis dans ce que l’on a appelé «l’armoire de la honte». Enrico avait caché sa tragédie de survivant pendant 60 ans, même à son propre fils.

Il y a aussi l’histoire de Stefano, l’enfant dissimulé dans Lo stagionale (1972), qui est mort à l’âge de 31 ans d’une overdose, comme beaucoup de ses pairs d’origine italienne. Droga, che fare? (1996) sera ton film le plus dur. Il décrit des souffrances et des abominations qui soulèvent le cœur. Il y a deux ans, tu as choisi de le projeter au Festival du film de Turin dans le cadre du prix honorifique que l’Association Nationale des Auteurs Cinématographiques (ANAC) t’avait décerné.

Dans le film Suisse, terre d’asile? (1994), ton épouse Kathy et toi avez suivi durant un mois une famille de demandeurs d’asile roumains. À la suite de l’annonce du rapatriement forcé, vous aviez même joué les médiateurs auprès des autorités pour demander une prolongation de quelques semaines afin de permettre à Daniel, le fils, de terminer son année scolaire. Indignés par l’absence de réponse favorable, vous avez continué à entretenir des relations avec la famille Chitic après leur départ en Roumanie. Daniel est aujourd’hui un brillant avocat.

Toujours attentif au sort des enfants, tu as filmé le travail de l’école Cino da Pistoia depuis la fenêtre de ton studio durant des mois, presque tous les jours, jusqu’à voilà quelques semaines. Mais cette fois-ci, nous n’aurons pas l’honneur de voir ton film.

La filmographie rédigée par tes soins compte douze œuvres. Des films réalisés entre 1970 et 2017. Moi, j’en ai vu davantage. Tu as documenté la vie de tes compatriotes émigrés, de tes camarades de lutte, de tes amis et des membres de ta famille. Ces dernières années, tu as consacré beaucoup de temps à maintenir vivante la mémoire de ces protagonistes, femmes et hommes. Tu as produit des centaines de DVD, que tu as titrés, sous-titrés et gravés toi-même pour ensuite les leur remettre. Et parmi ces «albums de famille vidéo», on retrouve des images des inondations de Florence, du tremblement de terre du Frioul, des défilés du 1er mai, de manifestations féministes, de rassemblements, de défilés militaires, de marches de solidarité pour les demandeurs d’asile et de sketches humoristiques diffusés sur une chaîne française.

Dans tes œuvres, tu mélanges le privé et le public, la vie et l’art mais aussi l’art et la politique. Tu n’as jamais cessé de «jouer» avec le cinéma: filmer, monter, démonter, retoucher les images, les adapter au temps qui passe, les garder vivantes.

À présent, c’est à mon tour de rembobiner, de dérouler, de télécharger et de réassembler ces images: celles de ton passé, qui, au cours des 26 dernières années, est devenu le nôtre. Car voilà 26 ans que nous travaillions ensemble, des années d’étonnement et de frustration, car chaque fois que je venais te voir à Pistoia, tu avais «une surprise pour la Morena»: un mot de Zavattini, une carte de la Colonie Libre, un visa pour le festival de Moscou, une photo devant une cabane de saisonniers en Suisse, une nouvelle version de Il treno del sud (1970), que tu appelais ton premier film, omettant ce que tu avais accompli auparavant en traduisant Sartre.

Au fil des années, j’ai beaucoup écrit sur toi, mais toujours dans l’incertitude: de nouveaux faits, de nouvelles histoires ou des documents inédits viendraient-ils démentir mes assertions? Mon projet de monographie est resté une mosaïque incomplète. À présent, je dois la terminer seule: tu ne seras plus là pour corriger les dates, les lieux, les noms, les histoires et les anecdotes.

Tu as quitté Campo Tizzoro en 1955. Ton père t’avait convaincu de partir à l’âge de 20 ans en te promettant une carrière de footballeur. Il fallait remettre sur pied le débit de tabac dont tu aurais voulu hériter. Entre Zurzach et Bienne, tu as appris deux langues, et tu as même enseigné l’allemand aux compatriotes arrivés après toi. Tu as appris la valeur de la solidarité, auprès des «maîtres» des Colonies Libres et de tes collègues cinéastes qui, comme toi, ont pris la caméra pour «lutter contre l’injustice, la discrimination et le racisme dont les étrangers sont trop souvent victimes». Tu as été forgeron et enseignant, employé dans un magasin d’appareils photo, où tu as appris à te servir des caméras et réalisé tes premiers films, et enfin vendeur de meubles. Mais toujours réalisateur. De Porretta à Soleure, en passant par Berlin, Montréal, Venise, Florence et les villages les plus reculés du Jura, toujours accompagné de pizzas et de projecteurs pour montrer, témoigner et éveiller les consciences endormies.

En 1998, après 43 ans d’émigration, tu es retourné à Pistoia alors que tu étais encore réalisateur, avec une pension de vendeur de meubles et des dizaines de caisses d’œuvres et d’outils pour ton art qui était aussi ton artisanat. Pellicules de différents formats, cassettes vidéo, photos, diapositives, bobines, dossiers de presse et de production, ainsi que plusieurs caméras Bolex, Kodak, et un Nagra. Parmi ces trésors, j’ai aussi retrouvé un dossier refusé par Berne: un scénario sur lequel tu travaillais depuis des années. Encore un refus, encore une déception.

Puis, en 1998, c’est moi qui suis venue en Suisse. Après une licence avec mention et une année de chômage, mon projet de recherche sur l’émigration italienne a été approuvé. Nos histoires d’émigration et de cinéma étaient destinées à se rencontrer. À l’époque, il n’y avait pas encore une «histoire de l’émigration italienne en Suisse» à proprement parler, et personne n’était vraiment prêt à la raconter. Je cherchais des images de cette histoire et je suis arrivée à toi.

Tu as débarqué à Lausanne en 2003, avec des bobines de film et un projecteur 16 mm, à la Maison du Peuple, pour inaugurer notre festival Reconnaissances. Ritals, Tchings, Secondos... Italiens et Italiennes de Suisse. C’était la 60ème édition des Colonies Libres, et je venais d’être nommée présidente. Cela faisait trois ans que nous organisions le ciné-club à la Colonie Libre de Lausanne. Les ciné-clubs des Colonies possédaient une longue histoire, qui avait commencé avec toi. Lorsque tu étais animateur au ciné-club de la Colonie de Bienne, dans l’ambiance de 1968, Le chemin de l’espérance (1950) de Pietro Germi avait éveillé ta conscience et légitimé ton besoin de partager ta propre histoire et celle de ceux qui étaient dans la même situation que toi. Nous avons projeté la plupart de tes films «officiels»: Il treno del Sud (1970); Lo stagionale (1972); Il rovescio della medaglia (1974); Pagine di vita dell’emigrazione (1977); L’autre Suisse (1988); Touchol (1990); Asyl (1992); Suisse, terre d’asile? (1994). Ton projecteur était «fatigué de tourner», et tu disais avoir «raccroché la caméra». Heureusement, ce n’était pas vrai.

En 2009, le coffret Accueillis à bras fermés, comportant cinq de tes films, a reçu beaucoup de louanges. Tes images ont permis la reconnaissance d’une mémoire collective blessée qui, d’une certaine manière, est devenue une histoire publique.

En 2015, lorsque je t’ai montré le film Memoria e utopia. Alvaro Bizzarri cineasta migrante, sur toi et avec toi, que j’ai réalisé dans le cadre de mon doctorat, tu m’as dit: «Je n’ai aucun commentaire à faire parce que tu es une réalisatrice. Je peux simplement te répondre que ce que tu dis est vrai». Cet avis a été plus important que celui du comité de thèse. Parce que la vérité est notre «magnifique obsession», une vérité juste, notre utopie commune.

Et pour établir la vérité, il faut s’exposer, s’impliquer, se mettre en jeu dans la relation, à la fois subjectivement et d’un point de vue intersubjectif, comme tu l’as toujours fait. Certains de tes «camarades» de la Colonie avaient critiqué et même raillé les scènes «trop sentimentales» et subjectives qui exprimaient la solitude de Paolo il rosso, le protagoniste du premier film que tu as tourné à Bienne, Il treno del Sud (1970). Ce film, tu l’avais écrit dans la salle de bain de l’atelier où tu travaillais comme forgeron; Paolo il rosso, lui aussi forgeron, était ton alter ego. Lorsqu’une revue scientifique m’a demandé de réécrire un article sur toi parce que j’avais utilisé la première personne, j’ai compris que c’était le chemin à suivre. Qu’il était essentiel d’aborder les gens sur un pied d’égalité, d’être proche d’eux. Les autres comprendraient tôt ou tard. Voilà celui que tu as été, celle que j’aurais dû être, en pleine conscience et inconscience. Un infatigable témoin.

Bologne, le 18 décembre 2024

- Morena La Barba

Texte original: italien, traduction: Karin Leoni/Mediamix.3

Le film «Lo stagionale» est maintenant disponible sur les plateformes de streaming via filmo.ch.

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